*** PROGRAMME REGIONAL SAHEL***
Dossier politique de
BEATRIZ MESA
Notes d’information : Dynamiques migratoires dans la région Maghreb-Sahel : Evolution, Défis émergents et réponses régionales
Introduction
La dynamique migratoire dans les régions du Maghreb et du Sahel s'est considérablement modifiée, transformant le Maroc et la Tunisie - historiquement des pays d'émigration - en territoires de transit et de destination clés pour les migrants d'Afrique subsaharienne. En outre, les migrations involontaires dans le contexte des multiples conflits au Sahel ont rouvert la route de l'Atlantique. Le Mali et le Soudan sont les principaux moteurs de la récente augmentation de la mobilité. Les différentes guerres - territoriales, nationalistes, ethniques et djihadistes - forcent de plus en plus de milliers de personnes à se déplacer et à devenir des réfugiés au sein du continent africain ou de futurs migrants clandestins..
La crise politique entre les pays du Sahel central et la France, qui affecte toute l'Europe, a également eu un impact sur le contrôle migratoire précédemment géré par ces pays du Sud. En 2023, après une série de coups d'État dans la région, le nouveau gouvernement militaire du Niger a révoqué l'interdiction de migration de transit d'Agadez vers la Libye, mise en place depuis 2015 sous la pression de l'Union européenne[1].
La levée de l'interdiction de migration de transit à Agadez a relancé la route de transit entre le Niger et la Libye. Cependant, avec le renforcement des gardes-côtes libyens par l'Union européenne, moins de migrants ont atteint l'Italie par bateau depuis la Libye. En conséquence, la route de l'Atlantique Ouest, reliant la Mauritanie et le Sénégal aux îles Canaries, est devenue plus transité. En 2024, l'arrivée de bateaux sur les côtes espagnoles a augmenté de 524,4 %, selon les données du ministère de l'Intérieur, et dans les seules îles Canaries, l'augmentation a été stupéfiante : 1 184 % 4.
Ce document analyse, d'une part, la manière dont ces pays abordent la question de la migration par le biais de politiques complexes et parfois ambiguës, l'influence des cadres internationaux et la pression croissante exercée par l'Union européenne (UE) pour freiner les flux migratoires vers le nord.
D'autre part, elle met en lumière la mobilité au Sahel, une région qui connaît une forte instabilité en raison de conflits armés, d'insurrections et d'une recrudescence des activités des groupes extrémistes.
Ces facteurs génèrent une pression migratoire à la fois interne et transfrontalière, les gens cherchant un refuge et de meilleures opportunités ailleurs. Cette situation a fait de la région un centre d'intérêt international, avec des initiatives de développement et de sécurité visant à relever les défis complexes et interdépendants de la migration, de la pauvreté et de la violence dans le Sahel.
Contexte de la migration au Maroc et en Tunisie
Maroc : Origines régionales et évolutions démographiques
Le Maroc, historiquement un pays d'émigration, est aujourd'hui confronté au double défi d'être à la fois un pays de transit et de destination. Si le discours public associe souvent l'immigration à l'Afrique subsaharienne, la réalité est plus diverse.
Selon les dernières données officielles du Recensement général de la population et de l'habitat (RGPH) de 2014, 41,6 % des étrangers au Maroc sont africains (64,5 % d'Afrique subsaharienne et 31,9 % du Maghreb), tandis que 40 % sont européens. Cette évolution reflète l'accent mis récemment par le Maroc sur son identité africaine, comme en témoignent son retour au sein de l'Union africaine en 2017 et son leadership dans l'adoption du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières en 2018. Cependant, les stigmates persistent, assimilant "africain" à "subsaharien" et "étranger".
Tunisie : stratégies de transit et pressions sur les contrôles aux frontières
En raison de sa position géographique, la Tunisie est devenue un pays de transit essentiel pour les migrants qui souhaitent se rendre en Europe. En l'absence d'un cadre national bien structuré en matière de migration, la Tunisie s'appuie fortement sur des accords bilatéraux avec l'UE et sur l'assistance d'organisations internationales et d'ONG pour gérer les flux migratoires. L'absence d'une loi globale sur l'immigration, associée à l'instabilité politique, a limité la capacité de la Tunisie à élaborer des politiques durables qui respectent les droits des migrants.
Contexte de la migration au Maroc et en Tunisie
La gouvernance migratoire, telle que définie par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), est un "ensemble de normes juridiques, de lois, de politiques et d'institutions qui déterminent et réglementent la manière dont les États abordent la migration sous toutes ses formes, en garantissant la coopération internationale et la protection des droits des migrants". Cependant, ce concept n'a pas de définition unique ou formelle, ce qui crée des ambiguïtés dans son application.
Maroc : Politiques restrictives et ambiguïtés juridiques[2]
Le Maroc a promulgué la loi n°02-03 en 2003, qui réglemente l'entrée, le séjour et la sortie des migrants dans un contexte de pression accrue pour contrôler la migration irrégulière. Cette loi comprend des dispositions qui évaluent le "risque migratoire" comme critère d'admission, ce qui rend difficile l'accès des migrants aux permis de séjour et entraîne des situations précaires pour beaucoup d'entre eux.
En fait, la plupart des migrants subsahariens au Maroc travaillent de manière irrégulière. Le fait de ne pas être reconnus par le système de sécurité sociale marocain entrave considérablement leur processus d'intégration dans le pays. En outre, un contrat de travail est une exigence fondamentale pour demander la résidence. Son absence non seulement marginalise les migrants mais les place également dans une situation de grande vulnérabilité, exposés au risque de détention et d'expulsion (d'après les différents entretiens réalisés).
En octobre 2024, dans le cadre de ses recherches à l'Université Internationale de Rabat, l'auteur a mené une étude auprès de cent migrants. Plus de 50 % d'entre eux ont déclaré ne pas avoir de papiers en règle. La plupart de ces migrants travaillent de manière informelle dans des secteurs tels que le service domestique, le jardinage, la construction, le transport et le chargement de marchandises, ainsi que d'autres activités dans les espaces publics et les secteurs primaires.
L'intégration n'implique pas seulement les relations sociales qui se sont établies entre la société marocaine et la communauté des migrants subsahariens à la suite des processus de régularisation. Elle dépend également des politiques publiques que l'Etat marocain met en œuvre pour assurer une intégration effective. Au-delà de l'octroi de documents de résidence, ces politiques doivent faciliter l'accès des migrants aux droits fondamentaux et aux opportunités d'emplois décents.
Le droit à la résidence nécessite un contrat de travail, ce qui implique que la population marocaine doit assumer la responsabilité de l'embauche et de la fourniture d'une couverture légale aux travailleurs migrants. Cependant, ce mécanisme nécessite un contrôle rigoureux de la part de l'État afin de s'assurer que les garanties du travail sont respectées et de prévenir les abus ou l'exploitation. À cet égard, la priorité devrait être non seulement de régulariser la situation des migrants, mais aussi de renforcer l'inspection du travail et les mesures de protection, afin de garantir un cadre d'inclusion réel et durable.
L'absence de mise en œuvre intégrale de certaines dispositions internationales, telles que la convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés, complique et compromet encore davantage la situation des migrants dans le pays.
Tunisie : Le recours à la coopération internationale
En Tunisie, l'absence d'une politique migratoire formelle a conduit à une gouvernance fragmentée qui dépend des accords avec l'UE. Cela limite l'accès des migrants aux droits fondamentaux et contribue à une situation précaire où la migration de transit est devenue une question humanitaire urgente. Bien que la Tunisie ait signé plusieurs conventions internationales, l'absence de mise en œuvre effective crée des vides juridiques et accroît la vulnérabilité des migrants.
Préjugés et récits stigmatisants au Maroc et en Tunisie
Les deux pays sont confrontés à des défis importants en ce qui concerne la perception de la migration par le public, en particulier à l'égard des migrants subsahariens.
- Maroc : Certains récits médiatiques ont contribué à diffuser une image des migrants subsahariens comme étant principalement « en transit » ou « en situation irrégulière », ce qui peut influencer les perceptions sociales et encourager certaines attitudes de réserve. Cette représentation partielle limite la reconnaissance de la diversité des profils migratoires et complique les dynamiques d’intégration et d’accès aux droits. Toutefois, des initiatives issues de la société civile et de certains médias favorisent progressivement une narration plus inclusive et respectueuse de la réalité migratoire.
- Tunisie : La pression exercée pour que le pays joue le rôle de barrière migratoire de l’Europe a favorisé l’émergence d’un discours assimilant la migration subsaharienne à l’illégalité et à la criminalité. Cette rhétorique affecte non seulement la perception de l’opinion publique, mais influence également la mise en œuvre de politiques restrictives qui négligent les droits fondamentaux des migrants
Préjugés et récits stigmatisants au Maroc et en Tunisie
En 2014, le Maroc a mis en œuvre la Stratégie pour l'immigration et l'asile (nationale SNIA), axée sur la régularisation des migrants, l'accès aux droits fondamentaux et la collaboration avec les acteurs de la société civile. Malgré les avancées, la mise en œuvre de la loi n°02-03 reste problématique, notamment en ce qui concerne le renouvellement des permis de séjour et le statut précaire des migrants qui ne remplissent pas les critères de régularisation.
La Tunisie a tenté d'aborder la question de la migration par le biais de la coopération avec l'UE et du soutien des ONG pour fournir une aide humanitaire aux migrants. Cependant, en l'absence d'un cadre global, cette assistance est insuffisante et le pays doit renforcer son système de gouvernance pour garantir la protection et la dignité des migrants.
Recommandations politiques
Pleine application des conventions internationales
Le Maroc et la Tunisie devraient appliquer effectivement les conventions internationales qu'ils ont ratifiées pour protéger les droits des migrants et des réfugiés.
Réforme et développement de la législation nationale
- Maroc : Réviser la loi n°02-03 pour faciliter l'intégration des migrants et réduire les obstacles à la régularisation.
- Tunisie : Élaborer un cadre global de gouvernance des migrations qui réponde aux défis spécifiques du pays et garantisse les droits fondamentaux des migrants.
Campagnes de sensibilisation pour réduire la stigmatisation
Les deux pays devraient promouvoir des campagnes visant à réduire la stigmatisation des migrants, à démanteler les préjugés et à favoriser une vision inclusive.
Création d'un observatoire régional des données migratoires
La création d’un observatoire régional des données migratoires vise à compléter les efforts existants, tels que ceux menés par l’Observatoire des migrations de l’Union africaine, qui fournit une lecture précieuse des dynamiques migratoires à partir de sources étatiques. L’approche régionale proposée met l’accent sur la collecte de données empiriques directement auprès des acteurs de la mobilité (migrants, communautés locales, associations), afin de mieux refléter les réalités vécues et les parcours individuels. Cette complémentarité permet une compréhension plus fine, à la fois institutionnelle et humaine, des schémas migratoires dans la région.
En se concentrant sur la collecte de données empiriques, l'observatoire sera en mesure de saisir les complexités et les dynamiques de la migration qui sont souvent négligées dans les données rapportées par les États. Il s'agit notamment de comprendre les motivations, les itinéraires et les défis rencontrés par les migrants, ainsi que les impacts socio-économiques sur les communautés d'origine et de destination.
Créer un observatoire pour compiler et analyser les données sur les flux migratoires au Maghreb et au Sahel, afin d'appuyer les décisions politiques fondées sur des données probantes.
Promotion d'un partenariat équilibré avec l'UE
Encourager une collaboration Maghreb-Sahel-UE qui donne la priorité à la dignité humaine, au développement socio-économique et à la gestion ordonnée et sûre des migrations. Encourager une collaboration Maghreb-Sahel-UE qui donne la priorité à la lutte contre la traite des êtres humains, à la dignité humaine, au développement socio-économique et à la gestion ordonnée et sûre des migrations
Crise migratoire et violence au Sahel : le cas de la Mauritanie et du Niger
Au cours de la dernière décennie, nous avons largement analysé le Sahel comme l'une des routes migratoires les plus cruciales, servant de point de départ à des milliers d'individus à la recherche d'une destination européenne et confrontés à de nombreux risques. Les migrants traversent la Méditerranée via le corridor du Niger à la Libye et, dans une moindre mesure, à la Tunisie, ou poursuivent leur voyage le long de la côte nord-africaine ou de l'Atlantique. Cependant, ces migrations représentent encore un pourcentage relativement faible par rapport aux migrations intra-africaines. La plupart des migrations africaines restent à l'intérieur du continent, selon un schéma établi de longue date.
Environ 21 millions d'Africains en situation régulière vivent dans un autre pays africain, un chiffre probablement inférieur à la réalité puisque de nombreux pays africains ne suivent pas les migrations. Les zones urbaines du Nigeria, de l'Afrique du Sud et de l'Égypte sont les principales destinations de cette migration intra-africaine, ce qui reflète le dynamisme économique relatif de ces pays. Parmi les émigrants africains qui ont quitté le continent, environ 11 millions vivent en Europe, près de 5 millions au Moyen- Orient et plus de 3 millions en Amérique du Nord. Ces dernières années, d'autres migrations involontaires ont été observées en raison de la crise du Sahel occidental, faisant de la Mauritanie un lieu de refuge important.
La Mauritanie, connue pour sa stabilité au Sahel, est confrontée à une crise migratoire due à l'arrivée de réfugiés peuls du Mali, qui fuient la violence et le déplacement de l'élevage. Ces réfugiés, en arrivant en Mauritanie, doivent partager des ressources limitées avec les communautés locales, ce qui entraîne des tensions et des défis pour la cohésion sociale et le développement durable. L'aide humanitaire, bien que présente, est insuffisante en raison de l'afflux continu de réfugiés et de la reprise du conflit au Mali.
Au Niger, la région de Tahoua est devenue un refuge pour les personnes déplacées de Menaka, au Mali, où les conflits entre les Touaregs et l'État islamique ont été intenses. Le manque de ressources et les sécheresses prolongées ont exacerbé la situation, obligeant les éleveurs et les bergers à se déplacer. Les migrations au Sahel sont principalement intracontinentales et forcées, les familles recherchant la sécurité dans la région plutôt que d'émigrer vers l'Europe.
La route migratoire entre le Niger et la Libye est dangereuse et les violations des droits de l'homme y sont systématiques. La coopération entre le Niger et l'Europe en matière de contrôle des migrations s'est détériorée, surtout après la crise avec la France et l'expulsion des troupes françaises. Cela a conduit à une réactivation des routes migratoires traditionnelles et plus sûres au sein du Sahel.
En résumé, la violence et l'instabilité au Sahel ont provoqué des déplacements massifs, les réfugiés cherchant à se mettre à l'abri dans les pays voisins. La réponse humanitaire est cruciale mais insuffisante, et la coopération internationale est essentielle pour améliorer les conditions de vie des personnes déplacées et des réfugiés dans la région.
Conclusions
La région du Maghreb-Sahel est confrontée à des défis migratoires complexes en raison des récents changements dans les dynamiques de mobilité qui ont transformé le Maroc et la Tunisie - historiquement des pays d'émigration - en centres de transit et de destination clés pour les individus d'Afrique subsaharienne, du Maghreb et d'Europe. Cette transformation a introduit des défis significatifs pour la formulation de politiques de gestion des migrations, en particulier dans un contexte marqué par la pression de l'Union européenne (UE) pour contrôler les flux migratoires vers le nord et les contraintes internes de ces pays.
Au Maroc, la mise en œuvre de la loi n°02-03 de 2003 et des politiques de régularisation a progressé. Cependant, d'importants obstacles à l'intégration des migrants persistent, beaucoup d'entre eux rencontrant des difficultés à obtenir des permis de séjour et se retrouvant dans des situations vulnérables. Bien que le Maroc ait démontré son engagement à travers des cadres tels que le Pacte mondial pour les migrations, des réformes clés - telles que la loi sur l'asile et la loi contre le racisme - sont toujours attendues. Ces lois joueraient un rôle essentiel dans la protection des droits des migrants et la lutte contre la discrimination, la stigmatisation et la promotion de la cohésion sociale en s'attaquant aux préjugés raciaux qui associent l'immigration africaine principalement aux régions subsahariennes.
La Tunisie, quant à elle, ne dispose pas d'un cadre global de gouvernance des migrations, ce qui l'amène à s'appuyer sur des accords bilatéraux avec l'UE et sur le soutien d'organisations internationales pour gérer les flux migratoires. Cette absence de législation structurée limite l'accès des migrants aux droits fondamentaux, ce qui contribue à créer un environnement précaire, en particulier pour ceux qui cherchent à transiter vers l'Europe.
La crise migratoire au Sahel, en particulier dans des pays comme la Mauritanie et le Niger, exacerbe la situation. L'instabilité et la violence ( ) dans la région ont entraîné des déplacements massifs, créant une pression supplémentaire sur les ressources limitées des pays d'accueil. L'insuffisance de la coopération internationale et l'inadéquation de la réponse humanitaire laissent ces populations dans une situation critique.
Pour relever ces défis, il est essentiel que le Maroc et la Tunisie mettent pleinement en œuvre leurs engagements internationaux en matière de droits de l'homme et de protection des migrants. En outre, la création d'un observatoire régional des données migratoires au Maghreb-Sahel et la promotion de campagnes de sensibilisation pourraient contribuer à réduire la stigmatisation et à favoriser une plus grande inclusion. En outre, une collaboration équilibrée avec l'UE, qui donne la priorité à la dignité humaine et au développement durable, est essentielle pour favoriser une approche de la gestion des migrations qui réponde aux besoins et aux réalités de la région.
En conclusion, la migration dans la région du Maghreb et du Sahel nécessite des réponses intégrées aux niveaux national et régional, combinant les efforts humanitaires avec des politiques inclusives et durables pour relever les défis actuels et futurs dans la région. La mise en œuvre de la législation en cours, telle que les lois marocaines sur l'asile et la lutte contre le racisme, constituerait une étape importante vers la mise en place d'une gouvernance des migrations plus complète et fondée sur les droits.